Je rédigeais ce matin quelques notes pour mettre à jour un document écrit au cours des derniers jours de décembre 2017 pour faire le point… et prendre des résolutions. J’avais alors terminé mon contrat comme animateur des jardins collectifs sous la responsabilité du Club populaire des consommateurs de Pointe-Saint-Charles, contrat temporaire pour lequel j’effectuais un remplacement suite à la maîtrise en littérature. J’étais sans emploi, et notre situation familiale devenait préoccupante financièrement.
Je ne me citerai pas ici (l’essentiel qui se dégage de ce texte est encore une fois la nécessité de chercher à atteindre l’équilibre) car mon but était simplement de renouer avec l’écriture, non pas tant pour souligner les progrès accomplis depuis (j’ai notamment trouvé un travail comme Chargé de projets spéciaux à l’ASTED), que pour partager certaines coups de cœur pour des lectures effectuées plus tôt cette année et évoquer des lectures en cours.
En lien avec mon travail, je lis à bonnes petites lampées The Atlas of New Librarianship, de David Lankes, réédition de l’ouvrage paru en avril 2011, et mis sous licence Creative Commons, il y a un peu plus d’un mois (téléchargeable au format PDF d’abord – puis s’est ajoutée la version ePub) depuis le site de l’auteur.
Je suis aussi en train de (re)lire L’Incandescent, un ouvrage assez récent (2003, ça fait à peine 15 ans) de Michel Serres, paru aux Éditions Le Pommier et dont la couverture présente un champlabouré où un sillon de neige demeure rétif à la fonte, comme une incongruïté au cœur de l’été. Cela me paraissait seyant en ces temps de canicule généralisée. Dans ce dernier cas, pourtant, je suis tombé dessus (tel la pomme choit du pommier, mûre), en constituant l’inventaire des livres qui occupent beaucoup d’espace dans notre relativement petit appartement.
Parenthèse : Il est intéressant de constater à quel point il est encore plus difficile de me résoudre à me départir de livres une fois que je les ai inscrits dans une base de données, ce qui me donne parfois l’occasion de découvrir leur rareté et leur valeur aux yeux d’autres lecteurs, alors que je les avais hérités de mon père ou acheté sans trop réfléchir à l’Échange (librairie de livres usagés sur la rue Mont-Royal à Montréal).
Finalement, Michel Serres est un fidèle animateur de réflexions profondes et pertinentes, grâce en grande partie à son approche littéraire et surtout passionnément humaniste des grandes questions théoriques, philosophiques, politiques et même économiques (Le Parasite).
Il est d’ailleurs, lui aussi, auteur d’un Atlas. L’écriture de l’auteur du Tiers instruit peut sembler aride, mais il est d’une grande générosité si on persévère. Il veut nous faire aimer la vie (et la vérité) dans ce qu’elle a de rayonnant.
Je vous en citerai un extrait plus bas c’est promis.
Pour l’instant, ce qui compte est que je vous relate aussi la place nouvelle qu’ont pris (outre les vieux livre de ma bibliothèque que je redécouvre en les inventoriant), les petits livres laissés par des généreux philanthropes dans les micro-bibliothèques de quartier, notamment celle qui se trouve dans l’entrée du service de garde «Le petit prince», au demi-sous-sol de l’École Charles-Lemoyne, où va mon fils (il vient de terminer sa maternelle).
J’y ai trouvé deux «perles», et précieux témoins de la vivacité de notre littérature au XXe siècle. Il s’agit de deux petits livres par leur épaisseur, mais grands comme le mystère d’être vivant en ce monde, du point de vue de la révélation qu’ils contiennent. Le premier est aussi celui qui fut un des premiers livres modernes de la littérature québécoise (pardon de présumer que vous aviez compris quand je disais «nous» : d’ailleurs, si je n’écris pas avec l’accent québécois, je suis convaincu que la littérature québécoise est une contribution précieuse à la littérature universelle), et un qui fut aussi des plus férocement censurés (coûtant même à son auteur son emploi). Il s’agit de ce roman pénétrant : Les demis-civilisés, de Jean-Charles Harvey. D’abord paru en 1934, il dut être retiré des tablettes des librairies sous ordre du Tout-puissant clergé, à l’époque, au Québec, et ne fut réédité qu’en 1962.
Ce livre respire la liberté et témoigne d’une grande capacité de l’auteur à ne pas se soucier de que la critique ou l’intelligentsia pourra penser de lui. Il dénonce les errances de nos institutions, de nos élites et de notre population trop friande d’illusions et démasque ces hypocrisies avec une facilité déconcertante, sans se priver de faire entrer son personnages des délires de voyance proprement surréalistes.
L’allégorie côtoie ici la chronique (critique sociale et lyrisme poétique se marient adroitement) grâce à un élégant mélange de descriptions et d’interactions constituant un récit poignant, où des destins se jouent, sur fond de société décadente alors qu’elle se croit moderne le tout harmonisé comme un film de René Clair grâce à une plume précise et déliée. J’exagère un peu l’éloge et je ne renie pas Ringuet, dont le Trente arpents paraît 4 ans plus tard, et qui est tout aussi décapant, même si on l’associe encore (à raison, malgré la tension avec la ville qui se dessine) au roman du terroir.
Afin d’illustrer la beauté de son style, voici un extrait qui m’a particulièrement frappé :
Un soleil soporifique, indiscret et brutal me fouillait le fond des yeux avec des rayons lourds comme des doigts de plomb. Pour m’en protéger, je m’affalai sur un banc, à l’ombre d’un érable.
Je levai mon regard vers le feuillage, et il me sembla que cette masse de verdure buvait la lumière comme une éponge et qu’il eût suffi de la presser des deux mains pour en faire pleuvoir sur mes épaules des gouttes de soleil.
Bientôt, l’arbre subit, à mes yeux, une étrange métamorphose. Toute cette matière végétale se disloqua et s’ordonna comme à travers un kaléidoscope. Le tronc sur lequel je m’adossais cessa d’être mon appui pour devenir un boulevard où passait du monde ; chaque branche se transforma en sentier, en rue, en ruelle, puis, les feuilles se groupèrent en un bloc énorme pour composer une ville étendue jusqu’au bord de l’horizon.
J’ai appris après l’avoir lu que Jean-Charles Harvey était considéré comme un partisan du libéralisme et a écrit des pamphlets contre les intellectuels communistes qui ont pu prendre la parole malgré leur opposition commune au clergé. Mais on ne commettra pas l’erreur de condamner l’oeuvre en raison des croyances idéologiques de son auteur. D’ailleurs on ne peut lui en vouloir d’avoir condamné le dogmatisme dans l’application des idées de Marx. Et il faut lui être gré d’avoir eu le courage d’attaquer toutes les idéologies réduisant la liberté, à commencer par celle de la religion catholique, dont il résumait bien les effets délétères dans La peur.
Bon, surmontons les nôtres, et des contempteurs du désir de jouir de la vie dans sa richesse, ne soyons pas les veaux…
Mais qu’on s’entende bien, la richesse de la vie n’est absolument pas réductible à celle de l’argent, tout comme les sources crédibles de la science ne sont pas limitées aux articles scientifiques.
J’en veux pour preuve les écrits de Serres, qui en connaît un rayon à ce sujet et qui a suivi de près l’évolution de la situation au fil des ans.
Il compare la facilité d’accès aux connaissances avec le web avec la possibilité que l’on a, en tant que photographe, d’immortaliser des vues imprenables des sommets des montagnes les plus élevées, grâce à des hélicptères, au lieu d’avoir à les escalader. Les scientifiques choisissent par vocation le chemin le plus escarpé. Les amateurs se contentent parfois de glaner des connaissances recueillies au gré de leur pèlerinages à travers des havres de ressourcement dans leurs champs de connaissances préférés. Ils semblent butiner là où les savants professionnels burinent des éléments partiels et forcément faillibles de connaissances à coup de pics et de pelles de haute précision (scalpels et scanners). Mais cela ne nous restitue pas une image complète et suffisante de ce que peut signifier connaître aujourd’hui. D’autres voies nous sont ouvertes pour accéder à une certaine conscience (pour ne pas dire à un conscience certaine) de certaines «problématiques», qui ne sont plus l’apanage des spécialistes.
Plus profondément, nous communions forcément, chercheurs et promeneurs (dilettantes et professionnels), par notre besoin identique de bénéficier de l’élan et de l’orientation que nous procure l’aspiration à une certaine forme d’harmonie, entre nos valeurs et la vérité. Et c’est la musique qui nous permet de faire notre chemin de manière contradictoire, car pour tenir un discours encore faut-il se laisser se saisir par le rythme, épouser un ton, une incarnation de sens qui nous transforme et rapproche notre savoir de la foi. Il est important d’en être conscients :
« Mais qu’avons-nous en commun encore maintenant ? La musique. Nous ne connaissons pas de culture sans danse ni chant, sans hululement ni mélopée. Homo musicus. Tous les instruments diffèrent, certes, et toutes les compositions. Mais il me semble ouïr le cri, le ton, la vocalise basse qui les réunissent et d’où ils émergeront. Bloquée, enfouie, cachée entre le brouhaha du monde, du corps propre et de la foule, d’une part, et, de l’autre, la multiplicité compacte des langues ouïes, gémit ce que les cultures, depuis, jouent sous le nom de musique: source des langages, émanée du bruit de fond du monde et des supplications, glissée entre le tohu-bohu de la Genèse et la psalmodie des prophètes, advenue avant que naisse le Verbe chez Jean, bien avant que toutes les langues ensemble, au matin de Pentecôte, le reçoivent, hurle, dans le double puits de ma gorge et de mes oreilles, dans le pli double des orages et de mon désir, l’ur-musik ou tonalité première de l’humanité.
C’est en remontant à cette sagesse fondamentale de l’écoute, de ce qui croît en nous et non de ce que des autorités auto-imposées essaieraient de nous faire avaler de l’extérieur, qu’on arrivera à nous épanouir en direction des arts et des savoirs qui nous feront nous rapprocher d’une certaine forme de complétude, toujours à remettre en questions (n’en déplaise à Platon).
Je suis sceptique, me direz-vous ? je sombre dans le relativisme par excès d’«esthétisme» ? Il se peut. Il est vrai que je me suis également délecté de ce second texte clé de notre littérature d’émancipation, où le métier de vivre est abordé à travers l’hyper-lucidité d’un patient, jeune homme condamné à la mort, et qui ne veut pas passer ses derniers mois à se laisser leurrer par des personnes qui prétendent mieux savoir que lui ce qu’il lui faudrait pour moins souffrir ou sauver son âme. Même si c’est cause perdue, notre patient, aspire toujours au bonheur, pas à son succédané. C’est plus fort que lui, et ça passe par des victoires contre le mensonge auquel ses proches et les prêtres ont parfois recours (même s’ils y croient) pour ne pas avoir à pâtir de ressentir un empathie non édulcorée par les détournements de vérité. Mais sa vérité est aussi aspiration à une transformation…
J’espère avoir piqué votre curiosité et suscité votre désir de lire : Du mercure sous la langue, de Sylvain Trudel.
Voir une analyse de ce texte qui parut plus tôt sous une forme plus brève, comme nouvelle, intitulé alors « Mourir de la hanche » : Aurélien Boivin, « Du mercure sous la langue ou la révolte d’un adolescent » in Québec français, no. 139 (La littérature fantastique).
Les commentaires sur Babelio sont également intéressants : https://www.babelio.com/livres/Trudel-Du-mercure-sous-la-langue/41900