En écho à ma conversation d’hier avec Isabelle, une amorce d’introduction à l’esthétique …

 

Qu’est-ce que l’esthétique ? (1/x)

Pourquoi ce billet m’est-il cher ?

Ce billet m’est cher. Et ce pour plusieurs raisons.
D’abord parce qu’il témoigne de ce que j’ai osé prendre le temps de me consacrer à la réflexion philosophique, ma « passion dominante » comme disait David Hume à propos de la littérature, alors qu’on a toujours mille raisons de différer les choses essentielles… Ensuite, parce qu’il m’est inspiré par une conversation que j’ai eue hier soir avec une femme, Isabelle Drolet, qui a tout un parcours et dont on sent qu’elle apprécie réellement la réflexion critique et qui m’a demandé humblement de l’aider à comprendre en quoi consiste l’«esthétisme», mot qui n’est pas le même que celui que je vais tenter de définir aujourd’hui, mais qui va me servir de point d’appui pour expliquer certaines différences entre les deux «phénomènes». Comme l’a dit Isabelle, à la fin de notre conversation – dans le cadre du 5 à 7 (il était 10h…) pour célébrer les avancées du Bâtiment 7, ce projet de fabrique d’autonomie collective, fruit d’un travail de près de 14 ans de la part de ce qui est devenu, depuis plus de 5 ans, le Collectif 7 à Nous, issu de et enraciné dans la communauté de Pointe-Saint-Charles – , c’était « une belle rencontre ». Et je dois avouer que ça m’a fait chaud au coeur lorsqu’elle m’a fait le compliment de me dire que j’étais un « vrai philosophe » parce que je savais vraiment discuter, sans nécessairement chercher à avoir raison à tout prix, ce qu’elle apprécie profondément. Mais ce qui me fait vraiment plaisir, c’est que ça me confirme que nous pouvons tous devenir vraiment philosophes, si nous apprenons, comme Isabelle le disait si bien, à nous questionner.

La troisième raison pour laquelle je suis particulièrement attaché à ce billet, avant même de l’avoir écrit (ou d’en avoir conçu le plan), c’est que je vais m’y attaquer pour une rare fois, assez directement, à un sujet qui est au coeur de mes préoccupations et qui constitue l’objet principal de mes recherches depuis la fin de mon baccalauréat en philosophie, et même qui est une des raisons d’être de mon engagement dans les études en philosophie, à savoir la revalorisation de la philosophie de l’art par rapport aux autres branches de la philosophie, souvent jugées plus prestigieuses.

Situer l’esthétique parmi les «branches» de la philosophie …

Quelles sont les branches de la philosophie ?

L’ontologie, science de l’être en tant qu’être

L’ontologie s’applique à expliciter les fondements de l’être, parfois pour lui-même, plus souvent en relation (plus ou moins conflictuelle ou harmonieuse, selon les perspectives), avec la notion de devenir. Cela nous ramène au vieux conflit entre Héraclite et Parménide. Celui-ci croyait que l’être pouvait être représenté adéquatement par le biais de la pensée d’une sphère parfaite, pleine et régulière (homogène) dans sa composition. On voit que l’esthétique (ici on pourrait dire « l’esthétisme », entendu au sens de « la beauté (voire la pureté) de la représentation ») joue déjà un rôle non négligeable dans l’élaboration des conceptions les plus fondamentales de la pensée occidentale. Il en va probablement de même, mais d’une manière que j’appèlerais à la fois  moins perverse et plus profonde dans la manière dont Héraclite concevait l’être, c’est à dire comme un devenir perpétuel. « Panta rei », disait le philosophe d’Éphèse : « Tout change ». Parmi les physiocrates, les premiers philosophes qui ont essayé de concevoir la réalité du monde sous un concept unificateur, donnant ainsi naissance à la pensée d’une cause sous-jacente aux formes variées qui surgissent dans le courant de la vie, Héraclite fait un peu bande à part, car il a choisi le feu d’une part, élément qui peut paraître destructeur, et qui renvoie de manière plus générale à l’énergie du mouvement qui est aussi contenu dans le flot des eaux d’une rivière ou la déferlante des vents d’une tempête (sans parler de l’éruption d’un volcan). Donc, il renvoyait non pas tant à un élément unique dont tout serait émané, qu’à la multiplicité même des apparences qui se métamorphosent formidablement sous nos yeux ébahis ou blasés.

On doit à Héraclite cette fameuse proposition qui résume assez bien l’essentiel de sa philosophie : « On ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve ». Sous l’apparence de demeurer invinciblement la même, une rivière est en réalité l’incarnation en condensé du renouvellement incessant de la vie… du devenir, qui est le tout de l’être d’après Héraclite. De son point de vue, selon qu’on est philosophe, on voit ou non le flux qui constitue le fleuve. Parménide y verrait la permanence, Héraclite y voyait l’éphémérité. Et tel est en grande partie, selon moi, l’enjeu de l’esthétique. Comment apprécie-t-on le moment présent, diaphane, évanescent, insaisissable dans ce qu’il a de puissant, qui exprime profondément ce que nous sommes finalement (on dirait aujourd’hui des «poussières d’étoiles») ? Ou, si on n’arrive pas à apprécier le moment présent, considère-t-on qu’il convient de «sauver du temps» pour arriver à un résultat stable de nos efforts, au «succès», pour se forger une «situation» dans le monde ?

Mais vous voyez bien que, derrière ce dilemme, se cachent des enjeux moraux, des positions politiques, une sorte de parti pris, dans mon cas, pour la posture existentialiste par rapport à la philosophie réaliste ou conservatrice qui voudrait qu’il faut jouer le jeu des apparences du monde, avec un dédain bien camouflé, afin de mieux être en mesure de s’en retirer une fois nos cartes bien placées, et notre chasse gardée bien établie. Alors commencerait la «vraie vie», assis sur le trône au centre de notre château, dans nos terres. Cette image d’épinal de la satisfaction remonte à bien loin, on s’en rend compte. Heureusement, peu de gens en sont dupes aujourd’hui et on doit remercier certaines séries télévisées comme Game of Thrones de nous faire comprendre pourquoi il n’est pas de repos au sommet comme au cœur de la pyramide. Trop de prétendants fougueux se sont entraînés à jouer au Roi de la Montagne.

Premières caractéristiques de l’esthétique : l’importance des dispositions du sujet et de la ritualisation sous la forme du jeu

Ce qui m’amène à dégager deux points principaux auxquels on peut déjà s’accrocher pour commencer à comprendre en quoi l’esthétique se distingue des autres branches de la philosophie, même si à mon avis, elles s’y rapportent toutes d’une façon ou d’une autre comme nous venons de le voir. Le premier apprentissage que nous pouvons tirer de cette incursion dans ce que l’ontologie peut avoir d’esthétique à la base même, c’est que le regard que le penseur porte sur le monde, la manière dont il entre en relation avec la réalité par la pensée, ou pour le dire de manière plus esthétique, l’attitude qu’il adopte dans son appréciation du spectacle des phénomènes qui se manifestent à sa vue, mais également à ses autres sens et à ses émotions, c’est en grande partie ce qui constitue le sens qu’il a l’impression d’y percevoir, mais qu’il y introduit d’une certaine manière, subrepticement ou franchement, par ses propres dispositions.

L’autre « leçon » que nous pouvons tirer de ce premier tour d’horizon des liens entre philosophie (si on la résume à l’ontologie telle que la définissait Aristote, ce serait la «science de l’être en tant qu’être») et esthétique (que nous pourrions caricaturer d’une façon moins pédante que nous l’avons fait en la qualifiant de «philosophie de l’art» par un renversement de perspective  en la définissant comme « art de percevoir », ce qui appelle – nous le verrons – une éducation au regard), c’est que les sujets pensants que nous sommes (encore là, je vais peut-être trop vite en affaire car nous n’avons pas encore eu l’occasion de nous demander si nous sommes de tels êtres, et si oui, il est probable que nous ne sommes pas que cela : nous sommes aussi des êtres désirant, souffrant, oubliant, délirant[1]…) sont aussi des animaux luttant pour leur survie dans un univers pétri de conflits, ce qui nous force à nous dépasser et à nous extirper de cette gangue (ant)agonistique par une ritualisation de ces oppositions sous la forme du jeu, lequel nous permet de prendre un certain recul au regard de cette division qui nous traverse, et de mettre un peu de baume sur cette faille qui nous blesse.
Autrement dit, la civilisation ne serait autre chose qu’un long et douloureux apprentissage de la nécessité de cultiver un certain art de la thérapie par le jeu. Encore une fois, je vais extrêmement vite, et il faudrait analyser soigneusement tous les présupposés qui sont sous-entendus dans les raisonnements ci-dessus. De plus, il serait opportun de nous arrêter dès maintenant pour faire un retour historique sur l’apparition du concept de jeu dans les différentes traditions philosophiques et même voir comment il a été traité dans les discours religieux et dans la doxa scientifique. On aurait, par exemple, avantage à relire les essais de Roger Caillois sur le jeu, car ils demeurent parfaitement d’actualité (Les jeux et les hommes).
Je disais à Isabelle, lors de notre conversation d’hier soir, que mon mémoire est probablement plus complexe à lire que la plupart des essais des philosophes de l’esthétique (c’est pas pour me vanter, au contraire : c’est parce qu’ils sont plus clairs), de sorte que je lui conseillerais plutôt des ouvrages introductifs ou des textes classiques et contemporains qui ont marqué l’histoire de cette «branche de la philosophie» qu’est l’esthétique. Néanmoins, j’ai peut-être été un peu injuste avec moi-même, car ma mère m’a dit que c’était assez lisible. Et quand je me relis je n’ai pas trop de mal à me comprendre (ce qui est déjà bon signe). En fait, certains écrits de philosophes de l’esthétique sont extrêmement complexes, à commencer par ceux de Kant. Saviez-vous qu’il avait écrit un essai intitulé Observations sur le sentiment du beau et du sublime (publié conjointement avec un Essai sur les maladies de la tête, en 1990[2])? La première section commence ainsi : « Les différentes sensations de contentement ou de contrariété ne reposent pas tant sur la constitution des choses extérieures qui les suscitent que sur la capacité propre à chaque homme d’éprouver par leur moyen les sentiments de plaisir et de déplaisir[3]. » Cette première proposition exprime, clairement il me semble, l’essentiel de la «révolution copernicienne» que viendra consacrer et étoffer la parution de la Critique de la raison pure. C’est le sujet qui est le siège de la constitution des connaissances, même si celles-ci sont fondées sur l’expérience. Cependant les moyens que la constitution des choses apporte demeurent une condition sine qua non de la conscience du monde qui se forme à la faveur de l’expérience. Par conséquent, il demeure ici important de considérer l’idée de convenance entre la «contexture» des objets et les idées sensibles qui se forment dans l’esprit des individus.
Est-ce une relation naturelle entre les organes et les objets qui permet à cette adéquation esthétique de se former ? Ce serait une piste pour amorcer le débat critique sur la question de la fonction de l’esthétique d’un point de vue philosophique.

Celle-ci (l’esthétique et non l’esthétisme, nous y reviendrons dans le prochain billet) n’est-elle qu’un autre «champ» où la raison peut s’exercer rigoureusement, afin de remettre en question les fondements, ou ne serait-elle pas plutôt le territoire où les limites de la raison commencent à se faire plus puissamment sentir ? Cela en ferait le continent d’appropriation de la réflexion critique, pour celles et ceux qui n’aiment pas tourner autour du pot… En effet, ma thèse pourrait être que tout ramène à l’esthétique, et que si on s’engage sur les autres voies du «penser», on fait une erreur en tentant de se tenir constamment à distance de la question du sens dont seule la réflexion proprement critique (qui est le motif de l’esthétique) permet d’aborder avec vérité…

Certes, cela est lié au fait que nous sommes des êtres «de chair et de sang». Et si nous cessions d’être complètement des animaux dotés de conscience et que nous nous transformions peu à peu en cyborg dont l’intelligence naturelle est aidée par la puissance de calcul des ordinateurs, allant jusqu’à simuler des raisonnements permettant d’assimiler des connaissances trop abstraites pour ce que notre conscience est capable de saisir, notre sensibilité en serait certes affectée.  Mais ce serait tout de même la sensibilité qui nous permettrait de comprendre ce dont nous parlons. C’est la conclusion à laquelle nous en arriverons si nous débranchons un ordinateur de tous ses senseurs… Mais plus fondamentalement, l’idée de la philosophie esthétique comme mère de toutes les «branches» de la philosophie est que l’imagination est indispensable à la moindre «conception» (formation de concept) et a fortiori à l’évolution des connaissances, tout comme l’édification de toute science dépend davantage de l’inventivité des chercheurs que de la puissance d’assimilation des données par les ordinateurs.

Alors, les autres branches de la philosophie, quelles sont-elles ?

L’épistémologie, un continent où se croisent plusieurs contrées, dont le pays – aux frontières toujours en redéfinition – de la « conscience » (ou de l’«esprit»)

L’épistémologie : la science de la connaissance. Ou enfin, la recherche des fondements de la connaissance à commencer par la critique des fondements de la raison, comme le proposa Kant. Mais éventuellement, cela rejoint la réflexion sur la signification des découvertes scientifiques sur le fonctionnement du cerveau ou des exploits technologiques dans l’exploitation des ordinateurs pour produire des connaissances à partir de données… Mais tout cela peut encore être expliqué différemment. C’est la philosophie de la connaissance. Or la connaissance peut-être étudiée suivant différentes perspectives. Il y a les sciences de la cognition. La philosophie de la connaissance peut s’inspirer des travaux effectués dans ce domaine. Mais elle peut aussi se développer suivant ses propres voies d’après l’approche de la philosophie analytique où on propose des hypothèses et on les soumet à l’examen critique en faisant varier les points de vue à leur sujet. Mais cela s’inspire de la phénoménologie qui est une autre voie pour étudier le fonctionnement de la connaissance. Et puis les dénominations varient en fonction de ce sur quoi on fait porter notre attention : la «philosophie du langage» lorsqu’on s’intéresse à l’émergence de significations en relation avec le fonctionnement des mots et de la langue ; la «philosophie de l’esprit» si on s’intéresse davantage au fonctionnement des pensées qui s’associent dans la conscience pour constituer des significations, et éventuellement des connaissances. La question de savoir si on peut valider les propositions formulées afin d’exprimer ces significations en les confrontant à des faits dans le monde est souvent l’angle sous lequel on cherche à relier étude du langage, ou de la conscience, et science cognitive (ou philosophie de la «connaissance»). Mais cela est plus ou moins philosophique dans la mesure où on présume que la vérité consiste en une correspondance entre des pensées et la réalité. Du coup, on évacue les autres approches possibles de la signification de la «connaissance». Mais vous voyez qu’on retrouve cette idée de convenance qui était émergée comme un repère dans la démarche de formulation de ce qui caractérise la philosophie esthétique (outre le fait de souligner le rôle central de la sensibilité du sujet). On pourrait donc croire que la philosophie esthétique s’oppose à la philosophie épistémologique dans la mesure où, pour la philosophie de la connaissance, ce qui compte c’est la conformité des pensées au réel, alors que pour l’esthétique ce qui est intéressant est d’étudier ce qui fait que le réel se conforme aux dispositions du sujet. On aurait ainsi le secret d’une œuvre d’art réussie, une fois qu’on aurait compris ce qui fait que telle composition de formes plaît à une sensibilité saine et bien constituée… Je ne cautionne pas cette opposition, car je pense plutôt que la philosophie de l’art ou de la beauté ouvre des dimensions de la connaissance que la recherche des conditions logiques de la vérité ne couvre pas. Mais il est tout de même intéressant de constater que, même si on admet cette opposition, un point commun émerge tout de même entre épistémologie et esthétique qu’on cherche à voir une sorte de combinaison du sujet et de l’objet (au sens d’une articulation de l’un avec l’autre… ou de l’autre avec l’un) comme clé de la réussite de l’investigation, philosophique. Je ne suis pas prêt à conclure que l’on pourrait en déduire que la fin de la philosophie en général est de permettre une convergence des dispositions du sujet et de l’organisation du monde (pour cela il faudrait que, par notre action collective, nous soyons capables de le transformer, tout en approfondissant la compréhension que nous avons de nous-mêmes). Mais on comprend que, mêmes s’ils ne conduisent pas à un succès immédiat, les efforts que nous pouvons faire en ce sens, sont susceptibles d’entraîner des conséquences pratique. Ne serait-ce qu’en raison de l’engagement moral qu’une telle démarche supposerait. Ce qui nous conduit vers la troisième branche de la philosophie.

L’éthique, la philosophie pratique qui ne se contente pas de décrire les mœurs…

L’éthique : la … Mais au fait, qu’est-ce que l’éthique ?…

Je pourrais la définir simplement comme la recherche de la perspective juste pour aborder les enjeux éthiques. Mais ce serait une définition circulaire. On pourrait dire que c’est la théorie de la justice envisagée d’un point de vue philosophique (qu’est qui est légitime) plutôt que juridique (qu’est-ce qui est légal) … On pourrait aussi dire que c’est une partie de la philosophie pratique. La philosophie pratique inclurait la réflexion sur la technique (comment atteindre un but : quels moyens adopter pour y arriver), et celle sur les actions bonnes et mauvaises. En effet la question de la recherche de la conduire bonne (juste ou visant le Bien) est au cœur de la conception que nous nous faisons habituellement de l’éthique. En ce sens elle rejoint probablement la philosophie morale. Le mot ‟ morale ” renvoie aux comportement des personnes, qu’on appelait autrefois les mœurs. Les mœurs sont constituées par la formation de manières d’entrer en relation. Certaines habitudes distinguent les cultures les unes des autres ou les rapprochent au contraire. Il faut donc distinguer l’étude des mœurs et coutumes d’un point de vue anthropologique, ce qui permet de dégager des portraits des cultures, de l’effort pour comprendre comment fonctionne l’esprit humain du point de vue de son rapport aux obligations et aux contraintes, de même que du point de vue de sa recherche de liberté et de sa soif de dignité (ce qui met en jeu sa responsabilité en tant qu’agent). L’être humain est responsable de ce qu’il fait en tant qu’auteur de ses actions. Il est donc imputable et doit répondre de ses actes. Mais les lois qu’il suit peuvent être imposées en vertu d’une organisation politique. La philosophie politique est une autre branche de la philosophie pratique qui est inter-reliée avec l’éthique, comme avec la philosophie du droit (juridique) et avec celle des arts et des sciences en tant que  techniques de production des artefacts et de développement des connaissances. De ce point de vue, étrangement, la «poésie» (poïesis) , entendue au sens générique (non pas l’art littéraire d’écrire des poèmes, mais l’art en général) de «technique de production des œuvres», est synonyme de technique et entre donc dans la philosophie pratique.

On voit donc ici un autre chevauchement d’une branche importante de la philosophie avec l’esthétique, souvent considérée (à tort à mon avis, entre autres parce qu’elle traverse toutes les autres branches en tant qu’elle intervient dans la nécessité d’exercer son jugement critique en tenant compte des nuances liées aux circonstances) comme une branche mineure… Mais la philosophie morale, en tant qu’elle renvoie à notre manière d’être culturellement, est évidemment très importante pour comprendre comment on réagit aux propositions artistiques des créateurs qui viennent parfois nous bousculer dans nos habitudes de pensée et d’action. Ceci dit, il y a une question qu’il faudrait étudier de plus près, c’est celle de savoir comment nous pourrions nous organiser pour combiner réflexion morale (où nous nous demandons comment tenir compte d’un ensemble de préceptes qui sont admis comme faisant consensus ou loi dans notre milieu de vie ou société) et réflexion éthique (où nous nous interrogeons d’un point de vue philosophique sur les conditions dans lesquelles les règles doivent s’appliquer et sur les circonstances dans lesquelles il serait plus sage de les enfreindre). Car la morale est un ensemble de règles prescriptives que se donne une culture, de manière plutôt informelle. Alors que l’éthique est une démarche d’emblée réflexive et visant la responsabilité du sujet comme agent moral (doté d’une conscience). On s’en doute, la réflexion éthique, forcément critique, se permet de remettre en question la pertinence d’une obéissance systématique aux règles et aux normes de conduite établies dans la société, et cherche à s’appuyer sur des motifs plus profonds pour nous aider à voir comment il conviendrait de décider ce qu’il faut faire dans tel ou tel contexte. C’est dans cette perspective qu’il faut comprendre le principe de l’impératif catégorique, que l’on retrouve au cœur de la philosophie pratique de Kant.  Si la Critique de la raison pratique semble conclure que l’«agir par devoir» est la plus haute forme de conduite éthique, c’est en ayant pris soin de définir que le sens du devoir consiste non pas en une obéissance servile à des préceptes qui nous seraient dictés de l’extérieur, comme les commandements d’un supérieur hiérarchique dans l’armée, mais que c’est le respect de la loi morale qui est en soi. «Agir par devoir» c’est  donc agir par respect pour la loi morale qui est en soi.

Or que nous dit «la loi morale qui est en nous» ? C’était un des objectifs de la Critique de la raison pratique que de l’établir. Or, une des conclusions de Kant est que ce n’est pas tant le contenu de la prescription qui compte que la conscience de la forme des jugements pratiques qui tendent vers la plus grande légitimité possible pour la raison critique pratique. Ce sont ceux qui adoptent les postulats éthiques suivants: celui de la réciprocité: « agis de telle façon que ce que tu fais à autrui, tu souhaiterais aussi qu’il te le fasse » et celui de l’universalité : «  agir de telle manière que la maxime de mon action continuerait d’être valable si elle devait s’appliquer à tout le monde »…

On peut voir que ces maximes posent certains problèmes. On devrait sans doute ajouter à la première : « si tu étais dans sa situation », ce qui soulève la question de savoir si nous sommes véritablement en mesure de nous mettre dans la peau d’autrui. Pour la seconde, on peut se demander si ce n’est pas une lubie de la raison que de croire qu’il puisse y avoir une règle dont l’application universelle serait bonne Même agir par devoir peut semble aller à l’encontre de la dignité humaine dans bon nombre de cas. Et ce même si la personne prétexte que c’est sa raison pratique qui le lui a dicté, étant donné que ce comportement respectait les deux postulats de l’universalité et de la réciprocité. Par exemple, si je suis forcé de tuer tous les enfants étant porteurs d’un nouveau virus qui se répandra dans l’ensemble de l’humanité s’ils se reproduisent un jour, parce qu’ayant été transmis il pourra ensuite se retransmettre, on peut penser que la raison nous enjoint de les tuer. Mais ce n’est pas ce que notre cœur nous dit. Faut-il, du point de vue de l’agir moral, écouter son cœur ou sa raison ? Comme disait Pascal, « Le cœur a ses raisons que la raison ne connaît pas. » Ce dicton est aussi important en esthétique qu’en éthique, car il renvoie à la distinction entre l’esprit de géométrie et l’esprit de finesse, qui est elle aussi de Pascal. Dans ses Pensées, celui-ci semble parfois être torturé par l’idée du vide (« Le silence de ces espaces infinis m’effraie »). Il peut être tenté par le mysticisme, voire par une foi fervente. Alors il est un philosophe de la morale tragique, selon Lucien Goldman, dans Le Dieu caché. Dans la section centrale du chapitre consacré à Pascal, le sociologue marxiste du roman écrit : « [I]l n’y a qu’une seule perspective, celle de la tragédie, qui affirme l’autonomie et le primat authentique de la morale et qu’il n’y a donc qu’une seule morale vraiment fondée et justifiée en tant que telle : la morale tragique[4]. » Cela est bien entendu l’interprétation par Goldman de ce que serait l’attitude de Pascal vis à vis de l’idéal moral qu’il conviendrait de chercher. Ce qui tend à montrer qu’il ne faut pas conclure trop rapidement de l’aphorisme bien connu des dites Pensées : « L’homme n’est ni ange ni bête et qui veut faire l’ange fait la bête », que Pascal adhérerait à l’interprétation de la définition de la vertu par Aristote qui en ferait une « médiété » (un «juste milieu»). Son pari en faveur de l’existence de Dieu, bien qu’il le conduise vers un retrait du monde (paradoxalement à Paris), tend plutôt à signaler qu’il avait une conception de la vertu qui se rapprochait davantage de l’excellence (arétè). Ce qui ne veut pas dire que la tension tragique qui se dégage de ses Pensées ne provient pas d’une recherche continuelle d’un équilibre fragile, comme le ferait un funambule tentant de se tenir sur le fil de la conscience critique.

On pourrait répliquer qu’encore une fois ce n’est pas tant le fait que les conditions extérieurs sont remplies qui explique que le funambule se tient en équilibre sur le fil, mais le fait qu’il a déjà trouvé son centre et qu’il s’y tient absolument. Mais cela serait une absolutisation, car ce qui est important est qu’il est animé par un mouvement qui l’emporte sur celui de la chute.

Bon, je dois m’en tenir là pour aujourd’hui.

Dans le prochain billet de cette série sur la définition de l’esthétique, nous entrerons enfin dans le vif du sujet…

En attendant, je vous conseille vivement de lire ce livre co-écrit par Isabelle : Pointe Saint-Charles. Un quartier, des femmes, une histoire communautaire.


[1] Il est étrange que pour «être oubliant » on ne mette pas de ‛s’ pas plus que pour toutes les autres modalités de notre vie intérieure, qui renvoie justement au caractère fluant de l’existence, alors que pour l’activité peut-être la plus fuyante d’entre toutes, mais dont on s’émerveille par préjugé du caractère plus stable, on admette le ‛s’ comme si chacun était enfermé dans sa propre pensée bien délimitée alors que l’oubli revêtait un caractère impersonnel confondant nos corps.

[2] Initialement parus, tous les deux mais séparément, en 1764…. alors que la Critique de la faculté de juger paraît en 1790.

[3] Emmanuel Kant, Observations sur les sentiments du beau et du sublime, GF-Flammarion, précédé de Essai sur les maladies de la tête, 1990, p.79.

[4] Goldman, Lucien, Le Dieu caché. Étude sur la vision tragique dans les Pensées de Pascal et dans le théâtre de Racine, Paris, Gallimard, 1959, p. 295.

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